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[La Revue des Deux Mondes] Simulacre, une fable hyper actuelle à la tonalité nietzschéenne

Par Alexandre Folmann, Revue des Deux Mondes

23 mars 2024





S’il est un invariant des idéologies totalitaires, c’est bien le mythe de l’Homme nouveau. Ce fut le cas pour le nazisme et le communisme au XXe siècle, ça l’est aujourd’hui pour le transhumanisme et le wokisme. À y regarder de plus près, l’intelligence artificielle d’un côté, la cancel culture de l’autre, telles les deux faces d’un Janus post moderne, ont en commun ce fantasme de réécriture du code source.

Ce sont deux périls qui partagent un même dessein anthropologique radical : remettre en cause les lois naturelles, qu’elles soient cognitives ou biologiques, au nom d’un soi-disant progrès techno-individualiste. Dans cette affaire, la novlangue chère au roman d’Orwell 1984 a son importance car il s’agit de faire advenir des individus dits « iels »,« augmentés », « non racisés », incarnant la « singularité technologique », ou encore « non binaires ».


Tous deux ont émergé aux États-Unis, le berceau de la pensée capitaliste incarnée notamment par Smith et Schumpeter, qui considère que la recherche de l’intérêt individuel, jusque dans les recoins psychologiques les plus farfelus du désir, doit contribuer de façon vertueuse au marché. La destruction/déconstruction dans sa dimension dialectique et technologique d’être créatrice, donc incontournable. C’est pourquoi notre époque néo-libérale assiste à l’avènement d’une forme d’illusion prométhéenne, celle de « l’homme sans gravité », selon l’expression bien sentie du psychanalyste Charles Melman, sommé de « jouir à tout prix », par-delà les frontières sans cesse repoussées du sens commun, qu’il s’agisse du corps, du langage, de l’histoire. 


"L’intelligence artificielle d’un côté, la cancel culture de l’autre, telles les deux faces d’un Janus post moderne, ont en commun ce fantasme de réécriture du code source."

Autant de pesanteurs à combattre pour les excités de l’écriture inclusive et du deep learning qui n’y voient que l’expression de forces conservatrices rétives au changement. Au risque de l’effacement généralisé, voici le nouveau théorème : je suis ce que je dis. Derniers exemples en date : l’Église des Invalides privée de sa croix sur l’affiche des JO de Paris, ou bien l’équivalent de notre prix Goncourt au Japon attribué à un roman en partie écrit avec ChatGPT. Il n’y a pas de raison au fond que l’art, en tant que moyen d’expression de la sensibilité humaine par excellence, n’y échappe. C’est exactement ce que pointe avec talent le second roman de François-Regis de Guenyveau.


Simulacre, paru chez Fayard, s’empare du sujet en s’intéressant à la dimension aliénante de la création artistique lorsque celle-ci carbure à l’algorithme et à la bien-pensance. Comment le faux vient-il alors se substituer insidieusement au vrai, à l’insu du libre arbitre du public et de sa quête d’absolu ? Cette question se déploie dans Simulacre autour du parcours initiatique du narrateur Maxence Belka, jeune stagiaire idéaliste tout juste diplômé d’école de commerce, désabusé par les méthodes de management douteuses d’un géant de la tech.


"Fable hyper actuelle à la tonalité nietzschéenne, Simulacre s’attache à aller par-delà les apparences en s’intéressant à notre commune humanité et à ce qu’elle contient parfois de fondamentalement faible et d’ambigu."

Sorte de Rubempré 4.0, Maxence se rêve artiste et pense trouver son chemin de Damas en intégrant les rangs du prestigieux Institut des Arts Conceptuels. Bien que perméable à une forme de néo-féminisme inquisiteur, l’IAC n’en est pas moins une école avant-gardiste qui a mis au point un art inédit baptisé « Immersion ». Sa technologie permet de traduire en sons et lumières l’activité esthétique du cerveau humain, censé être le « sanctuaire inviolable de l’homme, qui ne pourra jamais être répliqué par la machine ». Mais c’est sans compter sur le « mystérieux et génial » artiste anonyme D-L Karlsson, ancien businessman déconverti de la Tech que l’IAC adule. Officiellement, l’auteur d’un manifeste poétique contre la logique de calcul dans notre société mais qui avec son cortège de faux semblants devient progressivement le fossoyeur des valeurs humanistes du narrateur.


En parvenant à dépeindre avec subtilité et humour l’aveuglement d’un Oedipe des temps modernes, qui pensait précisément être sorti de sa caverne mercantile grâce au sacré de l’Art, François-Regis de Guenyveau met magistralement en exergue le lien malsain qui existe entre notre société du contrôle et le fait que nous soyons de plus en plus, d’une part, connectés, d’autre part culpabilisés. Fable hyper actuelle à la tonalité nietzschéenne, Simulacre s’attache à aller par-delà les apparences en s’intéressant à notre commune humanité et à ce qu’elle contient parfois de fondamentalement faible et d’ambigu. Humain, trop humain ?

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