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[Revue des Sciences humaines] L’emballement transhumaniste - Entretien avec François-Régis de Guenyveau sur Un dissident



Revue des Sciences Humaines N°341 (mars 2021)


Sous la direction de Mara Magda MAFTEI

Avec les entretiens de Pierre DUCROZET, François-régis DE GUENYVEAU, Isabelle JARRY, Gabriel NAËJ, Antoine BELLO


Lire l'intégralité de l'échange ici



Mara Magda Maftei : Connaissiez-vous le courant transhumaniste avant de vous lancer dans la rédaction de votre premier roman, Un dissident, publié chez Albin Michel en 2017 ? Pourquoi avez-vous fait ce choix thématique du transhumanisme au lieu de rédiger, par exemple, un roman historique plus traditionnel ?



François-Régis de Guenyveau : Dans le cahier de l’Herne consacré à Houellebecq, Aurélien Bellanger écrit : « Aucune œuvre littéraire ne peut plus nous convaincre de rien si elle ignore la science1. » On pourrait ajouter plus globalement qu’aucune œuvre littéraire ne peut plus nous convaincre de rien si elle occulte les mutations du système économique, politique et social, dans la mesure où c’est le système qui dévoile notre vision du monde, notre culture. D’emblée, le marché du transhumanisme m’a semblé remplir cette mission de grand révélateur. Il faut ajouter qu’il s’agit d’un sujet éminemment romanesque. De fait, peu de mouvements intellectuels sont capables de susciter un tel déchaînement des passions. Peu, de surcroît, sont si ambivalents, si poreux, si propices au brouillage du réel, au jeu permanent entre faits et fiction. Ne dit-on pas d’ailleurs que le terme même de « transhumanisme » doit sa notoriété à Julian Huxley, le frère d’Aldous Huxley, et à cette famille hors-norme où pendant des générations la science n’a jamais cessé de flirter avec les arts ?


En général, je passe beaucoup de temps à flâner sur Internet. J’aime « sentir » le monde : colloques en ligne, articles de la presse scientifique, réaction des internautes sur les réseaux sociaux, actualités, théories du complot, fake news… Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la véracité d’un fait que son ambiguïté et l’emballement qu’il provoque. Avant de me lancer dans l’écriture, je suis resté attentif à cet emballement naissant autour du transhumanisme. J’ai suivi les informations que commençaient tout juste à relayer les médias. J’ai entendu les propos pseudo-prophétiques de transhumanistes notoires. J’ai décrypté la réaction des internautes sur les réseaux sociaux. J’ai lu quelques chercheurs plus sérieux comme Jean-Gabriel Ganascia, Jean-Michel Besnier ou Olivier Rey. J’ai écouté les sorties remarquées de certains hauts dirigeants de la Silicon Valley (je pense en particulier à Ray Kurzweil, mais nous pouvons légitimement nous interroger sur les motivations profondes de patrons aussi influents que Sergey Brin, Elon Musk ou Jeff Bezos, qui ne songe pas à l’immortalité lorsque les désirs de pouvoir et d’argent sont satisfaits ?) Il est évident que toute cette matière accumulée au fil des années a joué un rôle dans la genèse du roman. Cela dit, je crois que la véritable raison qui m’a poussé à écrire est plus ancienne. Outre les livres de K. Dick et les films de Kubrick ou de Ridley Scott qui ont marqué mon adolescence, je garde un souvenir extrêmement vif de ma découverte de Michel Houellebecq. Je considère toujours Les particules élémentaires, et davantage encore La possibilité d’une île, comme des œuvres fondatrices.


Mara Magda Maftei : Dans Un dissident, Christian Sitel est un individu qui évolue du statut d’homo faber à celui d’homme fabriqué. Il est le produit d’un entrepreneur ambitieux, Stanislas Kursliev, en définitive le simple résultat d’une expérience du Projet Génome Humain, et il finit par se révolter. Après avoir parcouru toutes les étapes d’une carrière glorieuse, mais vide de toute forme de vécu, Christian revient sur les pas de ses origines ; il se rebelle en comprenant la vérité. Il devient un dissident. Vous aimez les histoires circulaires, les boucles qui se referment parfaitement. Que signifie, pour vous, un retour sur ses origines ? Pourquoi avez-vous imaginé ce retour équivalent à un doute, pour ce personnage surdoué, seul puisqu’il est spécial, une sorte de Frankenstein ? Y a-t-il un défaut de construction dans sa création ?


François-Régis de Guenyveau : Si j’aime les boucles, les histoires circulaires, ce n’est pas par effet romanesque. Je crois tout simplement que ces boucles existent dans la vraie vie. Kundera écrit quelque chose de très profond à ce sujet dans la deuxième partie de L’insoutenable légèreté de l’être : « L’homme, guidé par le sens de la beauté, transforme l’événement fortuit (une musique de Beethoven, une mort dans une gare) en un motif qui va ensuite s’inscrire dans la partition de sa vie. Il y reviendra, le répétera, le modifiera, le développera comme fait le compositeur avec le thème de sa sonate2. » La vie même, me semble-t-il, est construite sur ce principe circulaire. Le déclin ressemble à la croissance, l’extrême vieillesse aux premiers jours. Christian retourne dans son village natal, retrouve ses parents et ses anciens camarades. Et c’est cette répétition qui lui rend la vue et le pousse à bifurquer.


Lorsqu’il découvre qu’il est le premier spécimen d’une humanité nouvelle, augmentée à son insu, Christian comprend tout de suite que ce projet est voué à l’échec : l’augmentation humaine ne peut être pleinement physique (nous finirons tous six pieds sous terre, quoi qu’en disent les transhumanistes) ni pleinement intellectuelle (nous sommes des neurodégénératifs ; la science peut repousser le déclin, adoucir ses effets, mais nullement le stopper). Une telle promesse « d’augmentation » transformerait en réalité l’homme en être « diminué », parce que cela signifierait que la vie peut être désossée, répliquée, modélisée : « Qui veut faire l’ange fait la bête », dirait notre meilleur écrivain. L’esprit humain, en revanche, ne connaît aucune limite de temps et d’espace. Il peut croître, survivre au temps qui passe, parcourir les continents. Les grands écrivains de la littérature universelle en sont la preuve vivante. Contre toutes les prédictions du laboratoire qui l’a conçu en secret, Christian ne désire donc pas couper les amarres qui le rattachent à l’Homo Sapiens. Il préfère consacrer le reste de sa vie à tenter de devenir humain.


Mara Magda Maftei : Dans votre roman, vous faites allusion au passage d’une société disciplinaire – décrite par Michel Foucault comme une société qui connaît deux attributs : uniformisation et individualisation – à une société de contrôle, fondée, comme Deleuze l’avait annoncé, sur une communication instantanée ; une société de contrôle est une société où les masses sont devenues « des données, des marchés ». Pensez-vous que ce déplacement d’une société disciplinaire à une société de contrôle a créé le contexte favorable à la fabrication d’un « nouvel homme nouveau » ? Est-ce l’expansion de l’informatique et de la biologie (ce qu’on appelle le progrès) qui entraîne le politique dans le jeu ?



François-Régis de Guenyveau : Non seulement nous assistons à un glissement des sociétés disciplinaires vers les sociétés de contrôle (« Ceux qui veillent à notre bien n’ont plus besoin de lieux d’enfermement » prévenait Deleuze3), mais le détenteur du pouvoir change de nature (l’État centralisé et démocratique passe la main à un marché ouvert, régenté par des monopoles).


Cela dit, il me semble que ce qui a favorisé l’émergence d’une post-humanité n’est pas tant le déplacement de la discipline au contrôle que le vecteur essentiel de ce déplacement, à savoir la donnée. Celle-ci est devenue le facteur essentiel des grandes mutations du monde, l’or noir des sociétés occidentales (signe révélateur, la capitalisation boursière des GAFAM a récemment atteint un pic historique, alors que le prix du baril de pétrole est passé en négatif en avril dernier). C’est grâce à la donnée, et à la capacité des algorithmes de la traiter efficacement, que le pouvoir peut s’exercer à distance. De même, c’est grâce à elle et à la manipulation de milliards d’informations génétiques que Stanislas Kursliev peut lancer son projet Homme Augmenté. Pour le dire autrement, la société de contrôle n’agit pas en tant que telle sur le transhumanisme. En revanche, le transhumanisme, c’est-à-dire l’idée qu’un être humain soi-disant supérieur puisse être conçu selon nos désirs d’êtres mortels, est peut-être l’ultime illustration d’une société de contrôle devenue folle.

Mara Magda Maftei : La société Trans K, un centre de tests en génétique, pour laquelle travaille Christian Sitel, propose de créer artificiellement un « nouvel homme nouveau », de « décortiquer l’homme, de le désosser » pour isoler les gènes de l’intelligence et de la créativité. Nous sommes en plein eugénisme. Le mythe de la performance intéresse les investisseurs privés (des hedge funds à plusieurs milliards de dollars) qui sont prêts à s’y lancer ; ici l’État se retrouve supplanté, hors-jeu, face au projet de l’Homme augmenté, à sa modélisation qui s’étale sur plusieurs années dans le but d’atteindre la forme la plus cohérente possible. Vous avez voulu fictionnaliser une réalité qui est depuis devenue presque banale (voir le pouvoir des GAFAM face à l’État). Est-ce un aspect qui vous inquiète ?


François-Régis de Guenyveau : Pour vivre, je veille autant que possible à bien distinguer le champ du réel du champ de la fiction, et je ne m’inquiète que de ce qui est objectivement possible dans le premier.


Si l’on définit le transhumanisme comme la possibilité technique d’affranchir l’homme de sa finitude, de lui offrir l’immortalité, voire de transférer sa conscience sur un serveur, alors je ne suis pas inquiet, car tout cela relève pour moi du bluff. Il est extrêmement étrange à ce sujet que l’influence de certains partisans du transhumanisme tienne exclusivement au fait qu’ils usent de leur autorité de scientifiques pour faire passer des croyances sans fondement. C’est le cas en particulier de Ray Kurzweil. Ce diplômé du prestigieux MIT, ancien directeur en chef de l’ingénierie de Google et « génie incontesté » selon le Wall Street Journal, a publié de nombreux essais scientifiques dans lesquels l’analyse rigoureuse de certains progrès factuels en matière informatique côtoie les plus invraisemblables croyances sur l’immortalité de l’homme ou l’avènement du cyborg. Ce double-jeu permanent brouille les pistes et déchaîne les foules. Il contribue du reste à l’ère de la post-vérité et à la prolifération de fake news, phénomène essentiel à mes yeux pour penser le roman au vingt-et-unième siècle.


Une telle ambiguïté pouvait cela dit sembler inévitable. Les origines intellectuelles du transhumanisme appartiennent au domaine de la fiction et de la mythologie, pas à celui des sciences : on pense à l’épopée de Gilgamesh, au récit du Golem et du Maharal de Prague, ou encore au Frankenstein de Mary Shelley. Même le néologisme « transhumaner » n’a pas attendu l’approbation des biologistes puisqu’il semble apparaître pour la première fois dans La divine comédie de Dante, selon une acception bien plus théologique que celle de la Silicon Valley :


Trasumanar significar per verbanon si porìa ; però l’essemplo bastia cui esperienza grazia serba.

Soit :

Outrepasser l’humain ne se peutsignifier par des mots ; que l’exemple suffiseà ceux à qui la grâce réserve l’expérience4.


Il est intéressant ici de noter que l’idée de dépasser la condition humaine précède une remarque sur l’incapacité d’en parler avec des mots. Comme si le transhumanisme était, depuis le début, intrinsèquement lié aux subterfuges de la littérature et notamment à ce procédé rhétorique par lequel l’écrivain demande au lecteur de croire à ses révélations. « Ce n’est pas seulement ce qui outrepasse l’humain et se trouve au-delà du domaine humain », écrit Alberto Manguel dans un commentaire éclairant de l’œuvre de Dante ; « c’est toute tentative de communication, toute littérature née du dialogue entre écrivain et lecteur, tout artefact composé de mots qui souffre de cette indigence essentielle5. »

Si en revanche, nous définissons le transhumanisme comme une idéologie, c’est-à-dire une certaine vision du monde, alors nous quittons la sphère de la mythologie et de la fiction, et il devient légitime de s’inquiéter. Selon cette acception, le transhumanisme serait le dernier avatar de la modernité, le rejeton d’un matérialisme poussé à l’extrême, puisqu’il soutient l’idée que le monde peut être modélisé, la nature désossée, et l’être humain réplicable à loisir. Or ne sommes-nous pas tous un peu comptables de cette croyance ? Ne contribuons-nous pas tous directement, quoiqu’à des degrés divers, au triomphe du système technicien, à « l’algébrisation » du réel ? Ne sommes-nous pas en train de faire des porte-drapeaux de cette idéologie – à savoir les GAFAM, les NATU et autres BATX chinois – les plus puissants souverains de la planète ? Et là où est le pouvoir, n’est-ce pas aussi là qu’est une civilisation ?


Mara Magda Maftei : La science-fiction de type cyberpunk avait introduit la notion de mégacorporation, c’est-à-dire des entreprises qui possèdent même une armée et qui supplantent les États, qui exercent un monopole, un système répressif. C’est bien le cas dans votre roman où nous voyons que la recherche en génétique est financée par l’argent privé, l’argent de gros investisseurs qui font leur propre loi. Ce que vous avez imaginé est en parfait accord avec la montée au pouvoir des GAFA de nos jours. Vous qui aimez les structures cycliques, ne décrivez-vous pas, en fait, un retour de l’idéologie individualiste promue par Milton Friedman qui revient en force aujourd’hui sous la forme d’un néo-scientisme spécifique au transhumanisme ?


François-Régis de Guenyveau : Je ne parlerais pas de retour, je crois que l’individualisme n’a jamais vraiment disparu. Quant au néo-libéralisme promu par l’École de Chicago, il avait au moins le mérite de jouer cartes sur table : Milton Friedman ne cachait pas ses positions, il en faisait même son fonds de commerce pendant les années Reagan. L’article qu’il publia en 1970 dans le New York Times est à ce titre extrêmement éclairant, et tout à fait annonciateur du tournant économique des années quatre-vingt : pour lui, la seule responsabilité d’une entreprise consistait à accroître ses profits. Point6.


Je n’imagine pas les patrons de la Silicon Valley tenir ce type de discours aujourd’hui. Et pourtant, je ne pense pas que notre bon vieux capitalisme ait beaucoup changé. À vrai dire, il s’est même renforcé depuis quarante ans, avec la chute du communisme et la financiarisation de l’économie. D’une certaine manière, la cupidité des hommes qui transparaît dans Le Père Goriot, La maison Nucingen ou Eugénie Grandet vaut toujours malgré les « tech for good », le « care » et les « entreprises responsables ». J’aime à ce sujet l’analyse qu’offrent Luc Boltanski et Ève Chiapello : le capitalisme serait par essence un système résilient, il se renforcerait en absorbant les critiques qui lui sont faites7. Pourquoi les GAFAM sont-ils si puissants ? Parce que tout en maîtrisant les règles de l’économie de marché à la perfection, ils jouent la carte du « bien commun » et de la sociabilité, autant d’attributs qui manquaient jusque-là au système capitaliste.


Mara Magda Maftei : Dans les laboratoires de Cold Spring, un homme meilleur est fabriqué, un homme qui décidera quelle vie mener et quelle mort choisir comme dans le conte roumain Tinerețe fără bătrânețe și viață fără de moarte (Jeunesse sans vieillesse et vie sans mort) où jeunesse éternelle et immortalité vont de pair. Mais c’est un monde réservé aux êtres supérieurs. La nouvelle humanité amènera à la coexistence de plusieurs espèces, le critère d’égalité en termes de revenu et donc d’accès à l’amélioration comportera un haut degré d’utopie. Vous parlez d’implants cérébraux, de dépistage d’anomalie génétique, de micropuces et de nano-implants pour rendre l’homme meilleur. L’homme se hisse à un rang de créateur qui admet la manipulation génétique comme normale. L’eugénisme est de retour et cela ne semble pas trop inquiéter les masses. Y a-t-il un risque que cette stature de créateur dans laquelle l’homme se complaît de plus en plus devienne un nouveau standard ?


François-Régis de Guenyveau : Le problème fondamental des transhumanistes, comme de tous les idéologues qui prétendent faire table rase du passé, c’est qu’ils sont incapables de reconnaître la valeur de ce qui les précède, de ce qui leur est donné gratuitement. La sagesse de la pauvreté, ou disons de la frugalité pour éviter de romantiser un malheur social que je ne connais pas moi-même, c’est précisément de devoir « faire avec ». Il me semble que cette posture d’acceptation prélude à toute expérience authentiquement spirituelle. Ainsi, par une sorte de basculement ironique dont l’existence a le secret, ceux qui visent bas finissent par côtoyer le ciel, tandis que les plus présomptueux risquent fort de sombrer dans le ressentiment.


Avec l’explosion des inégalités et le développement des nouvelles technologies, il est probable que nous assistions à une sorte de décrochage irréversible d’une partie de l’humanité. La création d’îles artificielles ou de micro-États par certains milliardaires libertariens de ces dernières années me semble à cet égard extrêmement intéressant (je pense notamment au projet de Peter Thiel, le fondateur de Paypal et de Palantir Technologies, qui est par ailleurs le plus grand donateur de l’Institut de la Singularité auquel adhèrent de nombreux transhumanistes outre-Atlantique). Dans ce nouveau monde, la théorie marxiste de lutte des classes serait toujours une excellente grille de lecture de l’organisation sociale, mais il n’y aurait pas de lutte à proprement parler : les détenteurs du capital ne s’opposeraient plus à des travailleurs de chair et d’os (les machines effectueraient le gros du travail) mais à des bénéficiaires du revenu universel entretenus et bêtifiés, dont le risque de rébellion serait quasiment réduit à zéro. Le doux despote prophétisé par Tocqueville ne viendrait pas de l’État, mais du marché, et en particulier des écrans plasma et des algorithmes. Ce ne serait alors plus riches contre pauvres, ni bourgeois contre prolétaires, mais demi-dieux contre laissés pour compte.


J’ai bien conscience qu’un tel scénario peut paraître ahurissant voire totalement illusoire aujourd’hui, mais les romans d’Huxley ou d’Orwell ne l’étaient-ils pas davantage à leur époque ? Il faut imaginer un cheminement par étapes, des mutations culturelles lentes et silencieuses, sans aucun complot ni chef de file, de longues transformations propres à amollir toute forme de résistance. Le temps adoucit tout, comme disait l’autre.


Mara Magda Maftei : Pensez-vous que le transhumanisme reprend les concepts clés du christianisme ? Je m’appuie sur l’argument essentiel de l’immortalité, vécu comme une chose normale par les chrétiens et par les transhumanistes.


François-Régis de Guenyveau : Le christianisme annonce le royaume des cieux, le transhumanisme entend le faire descendre sur Terre. Dans le premier cas, le salut vient de Dieu et il est incertain, dans le second il vient des hommes et ne dépend que de leur bon-vouloir et de leur intelligence. Il me semble que cette petite différence est en réalité fondamentale.


Mara Magda Maftei : Vous insistez sur les notions de liberté, égalité, fraternité, notions essentielles pour une démocratie occidentale. Ces notions sont-elles à revoir dans le but de faciliter le passage vers une société uniformisante transhumaniste sachant que l’informatisation et la biologie (deux outils du transhumanisme) n’ont pas la même portée en Chine qu’en Afrique ?


François-Régis de Guenyveau : Les sociétés occidentales doivent leur essor économique à deux facteurs qui se nourrissent mutuellement : le capitalisme et la démocratie. L’un défend l’idée de liberté et pousse la classe dominante à entreprendre et s’enrichir. L’autre diffuse dans la société la détestation de l’inégalité, et encourage ainsi la classe moyenne à adopter les codes, à suivre le mouvement en quelque sorte.


Comme à chaque vague d’innovations, les grands groupes technologiques jouent sur ces deux tableaux. La première étape consiste à gagner la confiance des plus aisés. Pour cela, les discours de vente doivent tourner autour de la liberté et du divertissement, les produits doivent être l’occasion de s’arracher à leur condition d’êtres humains limités et, ainsi, de se distinguer de la masse (ce sont toujours les plus aisés qui profitent en premier des nouveaux gadgets à la mode : smartphones, tablettes, diagnostics génétiques, casques virtuels, voitures connectées, etc.). La deuxième étape vise ladite masse. Elle n’est pas moins importante que la première car c’est elle qui représentera l’essentiel des retombées financières. Cette fois le discours de vente doit susciter le désir mimétique, la sensation de pouvoir se hisser au niveau des puissants : « Mangez la pomme et vous serez comme des dieux », disent en quelque sorte les grandes multinationales du web.


Ce qu’avait très bien vu Tocqueville, c’est que la recherche frénétique de l’égalité mène paradoxalement à la séparation des hommes. « Elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d’eux à ne s’occuper que de lui seul. Elle ouvre démesurément leur âme à l’amour des jouissances matérielles8. » Dans ces conditions, la fraternité semble donc un vain mot. Elle peut bien figurer sur les affiches publicitaires, mais dans les faits… Cela dit, les choses vont peut-être changer avec l’avènement de ce qu’il est maintenant coutume d’appeler « l’économie du bien commun ». Il faudrait d’ailleurs écrire un roman sur l’ambivalence de ce phénomène : patrons et entreprises ne cessent de se targuer d’œuvrer pour la planète depuis quelques années alors que les écarts de salaires n’ont jamais été si élevés. Une véritable « guerre de la vertu » fait littéralement rage sur le marché avec toute la dégoulinade de bien-pensance attendue. Boeing égrène ses rapports annuels de photos de fougères, la « French Tech » se transforme en « Tech for Good », Zara promet pour 2025 100 % de magasins « éco-efficaces ». En somme, le politiquement correct si bien décrit dans les romans de Philip Roth s’invite maintenant en entreprise.


Mara Magda Maftei : Vous utilisez l’intertextualité à la manière de Michel Houellebecq, dont je vous imagine fervent lecteur et admirateur. Êtes-vous aussi un consommateur de science-fiction ? Si oui, quels sont, d’après vous, les points communs entre la science-fiction et la fiction posthumaniste dont votre roman est un très bon exemple ?


François-Régis de Guenyveau : Je préfère m’attarder sur les différences. Le nerf de la guerre, me semble-t-il, c’est le réalisme. Contrairement aux romans de science-fiction, la littérature posthumaniste n’a pas besoin de se projeter dans un univers parallèle, ni même dans un avenir lointain. Tout est déjà là, sous nos yeux, il suffit de tirer le fil. C’est pourquoi l’analyse des principales tendances économiques, politiques et sociales constitue un matériau indispensable. Le roman posthumaniste offre des décors semblables à notre monde, fait évoluer des personnages dont les préoccupations ressemblent à s’y méprendre aux nôtres. En bref, tout doit paraître vrai et actuel. Pourtant, quelque chose déraille, le présent offre d’autres possibilités. D’un rien, d’un détail, d’un léger glissement circonstanciel et anodin, l’ordre du monde bascule. Ce décalage doit amener le lecteur à amorcer un questionnement. Et voilà sans doute une deuxième différence majeure : la science-fiction peut parfaitement être pur divertissement, il n’en est rien du roman posthumaniste. Sa visée est artistique, et artistique seulement, si l’on entend du moins l’art comme l’ensemble des procédés esthétiques par lesquels l’homme rend compte de son expérimentation de la vie.


Mara Magda Maftei : Un homme supérieur est un homme programmé, comme Christian Sitel, un homme dont on a modifié les gènes. Pour autant, l’humanité vivra-t-elle des jours meilleurs ? Il me semble que les ratés et les imbéciles ont leur rôle dans l’écosystème humain.


François-Régis de Guenyveau : Je suis sensible aux arbres et à la beauté des forêts, c’est la raison pour laquelle le bois tient une place prépondérante dans ce roman. Vous me pardonnerez j’espère de déroger brièvement à la règle de bienséance consistant à ne jamais parler de ce que l’on a écrit :

L’ami de Christian, Martin, est ébéniste. Tandis que Christian modèle les corps dans son laboratoire de Cold Spring, lui pétrit les peaux de la nature dans son atelier d’Aix-en-Provence. Mais pour Martin, il ne s’agit pas de débiter des arbres comme Christian découpe le vivant. Son but est d’embrasser le cycle d’une vie, non d’en répliquer le processus. Pour tout projet de création, il veille ainsi à connaître le bois intimement, depuis son milieu naturel jusqu’à sa transformation. Cela lui permet non seulement de continuer de s’émerveiller, mais de dépasser la vision utilitariste d’une entreprise traditionnelle. Ainsi, pendant son séjour aux États-Unis, alors qu’il se promène dans la forêt de Cold Sping, il s’émeut de voir un érable moucheté, dévoré de champignons.

Je n’aime pas l’usage immodéré des métaphores, mais c’en est évidemment une : là où Christian planche sur la reproduction de corps humains performants, sans imperfections ni défaillances, Martin prête attention aux essences de bois malades. Il sait parfaitement qu’un tronc rugueux et souffreteux ne vaut pas nécessairement moins qu’un chêne rouge bien bâti. Vous connaissez sûrement cette idée selon laquelle la qualité d’une civilisation se mesure au respect qu’elle porte aux plus faibles de ses membres. Eh bien il me semble que l’idéologie transhumaniste de l’« augmentation » est paradoxalement le signe du déclin de notre civilisation occidentale : il rappelle le peu de cas que nous faisons de la vulnérabilité et nous révèle notre vision étriquée de ce que nous appelons « richesse », « valeur » ou « performance ». Il se contente de l’évidence, de l’explicite, de tout ce qui est démonstratif et immédiat. En ce sens, nous pouvons dire que le transhumanisme est l’antithèse de l’art.


Mara Magda Maftei : Vous écrivez que l’homme sait qu’il va mourir mais qu’il ne veut pas mourir. L’homme peut s’imaginer que son voisin, sa mère, sa tante… vont mourir, mais il a du mal à imaginer sa propre mort. Il a des difficultés à croire qu’un jour il cessera d’exister. Le projet transhumaniste est-il un mythe de la société moderne, ni plus ni moins ?


François-Régis de Guenyveau : Un mythe que nous continuons d’écrire et dont nous sommes malgré nous les tristes auteurs. Un mythe auquel nous participons chaque jour dans nos choix de consommation.


Ce qui est étrange, c’est que nous savons pertinemment que ce choix n’est pas optimal. Nous n’agissons pas par conviction, mais par peur, la peur de se sentir déclassés et d’être mis à l’écart. En somme, l’économie mondialisée et la concurrence des nations nous placent devant ce que les théoriciens appellent le dilemme du prisonnier : c’est principalement parce que nous craignons que nos voisins se lancent dans la course au transhumanisme que nous nous y investissons à notre tour avec autant de frénésie. Cela ne nous rend pas heureux, mais nous ne souhaitons pas rester à quai. Voilà le tragique de notre époque : le progrès est un train à grande vitesse, si vous ne voulez pas être marginalisé il faut monter dedans, même si le terminus est le suicide collectif.


Évidemment, la solution consisterait à déterminer ensemble ce que nous souhaitons pour l’avenir de l’humanité. Mais pour cela il faudrait créer des institutions internationales prêtes à fixer un cap, ou a minima à définir une ligne rouge à ne pas franchir. Je ne crois pas que nous en soyons capables. Seul un changement de vue personnel, une sorte de metanoïa pourrait inverser le cours des choses. « Chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres9 » : voilà à mon sens la seule philosophie qui vaille. Être un dissident, c’est précisément comprendre cette philosophie et la suivre comme principe de vie. Ce qui est, bien entendu, quasiment impossible.


Mara Magda Maftei : Votre roman s’achève avec l’idée de la révolte. Christian Sitel comprend qu’il a été manipulé dans tous les sens du mot et il réclame sa liberté. Il sort du système, il disparaît, il devient un raté, un inconnu – qui en revanche gagne en liberté. C’est une sortie heureuse mais coûteuse au niveau social. Pourquoi avez-vous imaginé une telle fin pour votre roman ?


François-Régis de Guenyveau : Le roman n’a aucune leçon à donner. Il n’a pas d’autre vocation que d’explorer l’existence et d’en rendre compte. Or, qu’est-ce que l’existence ? C’est « le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable » dirait Kundera10. J’aime les livres construits sur des architectures ouvertes, j’aime quand ils s’achèvent sur des incertitudes et des choix irrationnels, parce que je crois que ce sont ces forces qui l’emportent au bout du compte. Il existe une vérité fondamentale de l’imprévu que nos sociétés déterministes, biberonnées aux nouvelles technologies, ont totalement perdu de vue. Sans trop y réfléchir (ce n’est qu’a posteriori que je théorise), je crois que j’ai souhaité offrir à Christian une fin ouverte qui allait précisément à l’encontre du projet transhumaniste qu’il était censé réaliser. Même au bout d’une vie modélisée, même au bout du contrôle, il reste l’espoir d’un regain de vitalité, il reste « la possibilité d’une île ».


Mara Magda Maftei : J’ai trouvé dans votre roman des références philosophiques comme Teilhard de Chardin et Nietzsche ; ce dernier est assez cité par les transhumanistes, souvent mal interprété à cause de sa vision de l’homme comme une espèce dont le type n’est pas encore fixé, laissant ainsi le champ ouvert à de multiples commentaires, dont ceux des nazis et, actuellement, des transhumanistes. Êtes-vous un lecteur du programme philosophique des transhumanistes qui se réclament de la notion de perfectibilité, de supériorité, d’idéal de beauté et d’invulnérabilité raciale ?


François-Régis de Guenyveau : Le transhumanisme est une nébuleuse constituée d’un très grand nombre de courants idéologiques dont le point commun est de promouvoir une post-humanité permise par la technique. Les « extropians » y côtoient les « post-sexualistes », et les « solutionnistes » travaillent main dans la main avec les partisans de « l’uplifting » (de quoi illustrer, s’il était besoin, la tentation communautariste de nos sociétés post-démocratiques). Il est donc logique que les sources culturelles et religieuses auxquelles se réfère ce mouvement soient particulièrement nombreuses, et qu’elles manquent, à vrai dire, de cohérence. On ne sera pas surpris d’entendre Condorcet et sa vision de la perfectibilité humaine copiner avec Teilhard de Chardin et son concept de noosphère, ou Pic de La Mirandole avec Nietzsche et son idée de surhomme. Tous ces emprunts sont supposés renforcer la robustesse de la pensée transhumaniste, alors qu’ils trahissent en réalité la pensée initiale de leurs auteurs. La noosphère de Teilhard de Chardin n’est pas du tout le serveur de Google. Quant à Nietzsche, il faut relire Zarathoustra : le surhumain n’a franchement rien à voir avec Terminator. Au fond, les transhumanistes agissent un peu comme des concepteurs d’horoscopes. Ils restent vagues, multiplient les références. En un mot, ils ratissent large.


Mara Magda Maftei : Le danger pour un écrivain qui décide d’écrire en marge du transhumanisme est de faire un essai au lieu d’une fiction tellement le sujet est dense. Ce rapport spéculatif et critique entretenu par les auteurs de fictions posthumanistes avec le transhumanisme, ainsi que la multitude des concepts transhumanistes qu’ils utilisent, m’ont permis de les regrouper dans une catégorie à part. Il s’agit de fictions spéculatives puisque les auteurs comme vous spéculent sur une réalité donnée et entretiennent avec celle-ci un rapport critique. Auriez-vous d’autres qualificatifs à rajouter aux deux que je viens d’énumérer ? Je compte sur votre intuition d’écrivain.


François-Régis de Guenyveau : Contrairement à l’essai, la visée du roman n’est pas la démonstration mais l’incarnation. Entre une idée et un fait, le roman choisira le fait. Au fond, on pourrait considérer l’idéal romanesque comme l’exact inverse de la théorie des formes de Platon : le monde des concepts et des abstractions, le monde des archétypes universels n’est pas supérieur au monde sensible. Il existe une vérité profonde et immuable dans l’immédiateté d’un geste, d’un parfum, d’un sentiment. Intellectualiser ce geste, ce parfum, ce sentiment pour leur conférer une valeur universelle, une sorte de double abstrait, revient parfois à les corrompre et les falsifier. Le réel n’a pas de double.


Je dis bien « parfois » parce que je crois qu’il est en revanche essentiel que la littérature rende aussi compte des réflexions qui nourrissent son époque. Non pas au nom d’un didactisme qui le rapprocherait aussitôt de l’essai, mais au nom du réel. Il s’agit d’exprimer des idées au même titre qu’on peut exprimer un sentiment, tout simplement parce que ces idées font partie de l’existence. Parvenir à injecter dans une fiction des analyses poussées sur les grandes mutations du monde est selon moi l’une des plus hautes valeurs d’un écrivain. La possibilité d’une île ne m’aurait pas convaincu sans une mise en perspective de certaines idées eugénistes auxquelles aspire actuellement l’humanité occidentale. Il faut seulement éviter à tout prix le péril du militantisme, cette moraline si bien décrite par Nietzsche dont nous constatons aujourd’hui l’effrayante expansion dans tous les champs du savoir, et qui, dans le seul domaine de la littérature, transforme nombre de romans en manifestes. Une fois de plus, Kundera joue à ce sujet le rôle du conseiller et du garde-fou. Dans L’art du roman, il écrit à propos de Tolstoï : « Il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l’écoute de cette sagesse supra-personnelle. »

Je le répète : à l’inverse de l’essai, le roman n’a rien à faire des raisonnements, son champ d’exploration est l’incarnation. Or je crois que cela est encore plus vrai pour le roman posthumaniste. La question majeure, la seule vraie question que pose le roman posthumaniste, et à laquelle il ne prétend pas apporter de réponse définitive, pourrait être formulée de cette manière : « Que signifie être humain au vingt-et-unième siècle ? » À l’heure des algorithmes et de la robotique, les notions de conscience, d’esprit non reproductible, mais aussi de chair, de corps, d’intelligence sensorielle sont des pistes intéressantes. Aux dimensions spéculatives et critiques que vous évoquez pour définir le roman posthumaniste, j’ajouterais donc le caractère métaphysique et charnel.


1 Cahier Houellebecq, dirigé par Agathe Novak-Lechevalier, Éditions de l’Herne, 2017.

2 Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, 1984.

3 Gilles Deleuze, Conférence à la Femis pour « Les Mardis de la fondation », mars 1987.

4 Dante, La divine comédie, Le Paradis, traduction de Jacqueline Risset, Flammarion, 1990.

5 Alberto Manguel, Nouvel éloge de la folie, essais édits et inédits, Actes Sud, 2011.

6 Milton Friedman, The social responsibility of business is to increase its profits, The New York Times, septembre 1970.

7 Luc Boltanki, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

8 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, troisième tome, 1848.

9 Dostoïevski, Les frères Karamazov, 1880, Traduction Henri Mongault, NRF, 1935.

10 Milan Kundera, L’art du roman, Gallimard, 1986.


Pour citer cet article

Référence papier

François-Régis de Guenyveau et Mara Magda Maftei, « L’emballement transhumaniste », Revue des sciences humaines, 341 | 2021, 137-150.

Référence électronique

François-Régis de Guenyveau et Mara Magda Maftei, « L’emballement transhumaniste », Revue des sciences humaines [En ligne], 341 | 2021, mis en ligne le 19 janvier 2023, consulté le 11 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rsh/421 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsh.421


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